AUGUSTIN

Bibliothèque et miroir – Cette bibliothèque-là est familière. Tout comme la voix, la silhouette et les traits d’Augustin Trapenard qui, depuis des années, partage sa passion de la littérature avec le public. Il a souvent ouvert les portes de son appartement pour en laisser voir la pièce-maîtresse : la bibliothèque qui s’étend, magistrale, sur trois murs. Et c’est dans son reflet qu’on entrevoit le mieux qui est Augustin. La bibliothèque comme miroir de la personnalité.

« Un miroir de soi tourné vers les autres » précise-t-il, installé dans un Chesterfield, le regard tourné vers les livres. « C’est le reflet de ce que je suis puisque ce sont ces livres qui m’ont constitué. Et en même temps ce sont des livres que je ne cesse de donner, comme si je donnais une petite partie de moi à chaque fois. » Cela a bien sûr à voir avec son métier – il reçoit une trentaine de livres par jour depuis 15 ans. « L’enjeu d’une bibliothèque devient celui de savoir quels livres on garde, de quels livres on se sépare. » Alors Augustin donne. À l’association Bibliothèque sans frontière dont il est le parrain. À la bibliothèque municipale du village en Auvergne où son père était maire. Puis il donne à ses amis. « La plupart des gens qui entrent dans cet appartement repartent avec des livres. Et à un diner, j’apporte plutôt un livre qu’une bouteille de champagne ! Je donne les livres que j’aime, même s’ils sont annotés, des livres lus qui disent quelque chose de moi. »

Quant aux livres qui restent ici, ils constituent la bibliothèque idéale. Une bibliothèque tournée vers la fiction et le monde anglophone – en raison des études d’Augustin en littérature anglaise jusqu’à la thèse – puis nourrie depuis une dizaine d’années de littérature française. Une forte empreinte sociologique est visible à l’œil nu dans ces étagères. « Il y a eu la lecture très marquante de Pierre Bourdieu vers 18 ans. Cela a donné lieu à une dissémination dans ma bibliothèque de ces littératures-là, ces littératures nourries de sociologie française ou étrangère. » Les exemples ne manquent pas : Vie animale de Justin Torres, Point à la ligne de Joseph Pontus, les œuvres de Didier Eribon, d’Annie Ernaux, d’Edouard Louis. La bibliothèque est l’encyclopédie d’Augustin, on y trouve tous les textes qui font son esprit.

Le classement est alphabétique, par nom d’auteur – nous convenons qu’avec environ six mille cinq cents livres c’est probablement le seul moyen de s’y retrouver. Mais Augustin est toujours pressé, alors au quotidien le classement devient un peu erratique puisque les livres sont rangés rapidement. « Trois fois par an, je prends le temps de mettre chaque livre à sa place et je re-range ma tête, car c’est de ça qu’il s’agit. Et cela me procure un bien être inouï. »

Cette bibliothèque qui s’organise comme l’on range ses idées est très personnelle. Et Augustin confirme : son compagnon n’a pas le droit d’y ajouter ses livres. « Cela lui déplaît et je le comprends mais c’est un espace intime qui ne se partage pas ». Évidemment c’est paradoxal car ce partage serait vécu comme un arrachement alors que le fait de donner ne l’est pas. « C’est moi, jusque dans le paradoxe. Je me retrouve entièrement dans cette bibliothèque. » Même dans les cousinages inattendus que donne le classement alphabétique. À portée de regard, les auteurs dont le nom commence par la lettre C. « Là, par exemple, Patrick Chamoiseau qui côtoie Raymond Chandler malgré moi, cela donne une couleur inattendue : la grande littérature post coloniale de Chamoiseau se teinte des textes plus courts, plus simples de Carver. »

La structure de la bibliothèque a été faite sur mesure, par sa belle-sœur. Mais Augustin nous prévient tout de suite : il va déménager et une nouvelle bibliothèque est en cours. « Celle-ci sera vraiment la bibliothèque de mes rêves. » On imagine déjà et Augustin raconte : « Une bibliothèque avec des cachettes : on pousse un pan et apparaît un mini-bar, un autre pan révèle un coffre-fort, puisque la littérature est la seule richesse qui soit. Enfin, un dernier pan conduit vers un enfer : une bibliothèque secrète où se trouvent tous les livres interdits. » Augustin sait déjà qu’il y rangera Les 120 journées de Sodome de Sade. Pour lui, un livre impossible à assumer, un enfer à lui seul. Et pourtant, il en est convaincu, la littérature doit bousculer quelque chose et la bibliothèque doit être le reflet de soi, le meilleur comme le pire. Ce ne peut pas être un lieu aseptisé mais au contraire le témoin de la liberté de création.

Origines et lectures – Cette idée bien précise de ce que doit être une bibliothèque lui vient de celle, en Auvergne, de ses grands-parents. Une bibliothèque qui, comme chez Augustin aujourd’hui, recouvrait chaque mur. C’est sur ce souvenir-là qu’il a calqué sa bibliothèque, celui de rentrer dans ce salon avec des vieux fauteuils en cuir, une cheminée et des livres partout. Et cette conviction, ancrée depuis, que la bibliothèque est le plus beau des tableaux. Dans ce lieu, le tropisme d’Augustin, dès l’âge de 5 ans, pour les livres et la lecture est tout de suite encouragé. Sa grand-mère, lui apprenant à lire avec les lettres du Scrabble et son grand-père auquel il fait, très jeune, la promesse de lire tous les livres du monde. Pour comprendre ce qui l’a forgé, il faut imaginer Augustin, enfant, sous le tilleul du jardin en Auvergne auprès de son grand-père lui faisant réciter l’épitaphe de Jean de la Fontaine.

L’enfance se déroule dans les années 80 où la littérature jeunesse est très différente de celle d’aujourd’hui. « Après la Comtesse de Ségur et Rudyard Kipling, on plongeait tout de suite vers les grands classiques » se souvient Augustin. De cette plongée il émerge vers l’âge de 11 ans avec le livre qui va changer sa vie : Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë – lu en anglais car il vivait à ce moment-là en Angleterre. C’est le livre fondateur par lequel il entre en littérature et qu’il ne cessera de relire, frénétiquement, plusieurs fois par an jusqu’à en faire son sujet de thèse. Des années plus tard, un autre choc littéraire à la lecture du Bruit et la fureur de William Faulkner : la littérature n’était alors plus seulement le lieu de la narration, mais celui de l’art. De l’art du langage et de l’art de la métaphore. De la poésie en réalité.

Routine et frustration – Depuis, Augustin a dédié sa vie à la littérature. Il lit au moins 6 heures par jour. Il se réveille tôt et se met à lire tout de suite, même les jours de tournage, week-end compris. « Dans mon lit, mon canapé, ma baignoire, seul, sans musique, en fumant – ce qui me fait perdre du temps. » Parce que le problème c’est la perte du temps et de la concentration. L’après-midi, il déroule un autre rituel, celui de découvrir les livres reçus. Augustin sort chaque livre de son paquet, les pose sur son bureau, les regarde, en lit quelques pages, fait des piles avec des priorités. C’est une façon de trier à partir des mêmes éléments que tout le monde : la couverture, le titre, le nom de l’auteur, la maison d’édition, les premières pages.

Dans ce début d’année 2023, ses coups de cœur vont vers le livre d’Amandine Dhée, Sortir au jour, le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon bien sûr – car ils ont l’Auvergne en commun -, Les sources, ou encore le premier roman de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, Pleine et douce. La liste pourrait s’allonger mais Augustin doit faire des choix. Tout comme il ne peut pas tout lire, ni choisir toutes ses lectures. « C’est pour ça que le métier de journaliste littéraire est celui de la frustration. Et d’ailleurs une bibliothèque, c’est aussi ça, c’est de la frustration » pense Augustin. Au-delà de tous les livres qu’elle contient, une bibliothèque, ce sont aussi les livres qui n’y sont pas. Nous revenons là où nous avons commencé en évoquant les livres manquants, ceux qui ont été donnés. Augustin se lève, debout sur son canapé, et cherche Le carnet d’or de Doris Lessing. Il devrait se trouver à côté du Rêve le plus doux. « J’ai dû le donner, alors que c’est un roman constitutif de ce que je suis aujourd’hui. » Il prend un peu de recul, l’espace vide laissé par le livre absent saute aux yeux : « Finalement, c’est beau un blanc dans une bibliothèque » conclut Augustin.